Un parmi d'autres
L'homme est-il grégaire ?
L'Homme, en quête de son identité, tant qu'il n'a pas compris que cette identité est sa propre création, dans la mesure où elle est consciente et librement choisie, cherche au contraire un modèle qui lui serve de définition, "des racines", "des semblables", et il cherche à s'y conformer.
Etre "comme tout le monde", ou "comme son père", ou "comme les Bretons", ou "comme les Français", ou "comme ceux de sa race", devient un devoir sacré. C'est un devoir de conformité et de fidélité qui aboutit :
- à un conditionnement de la personne
- à un abandon de responsabilité personnelle
- à un système de référence des valeurs dans lequel il n'y a pas de valeur hors du groupe des "semblables".
Ce phénomène d'identification peut aboutir à des comportements très étonnants et blâmables aux yeux d'un observateur extérieur au groupe. Voici quelques exemples :
Un phénomène de groupe
Je suis élève d'un lycée, en salle d'étude, et je regarde par la fenêtre un groupe de mes camarades, en récréation. Je les connais bien. Ce sont tous de "bons copains", à qui on peut demander un service et en qui on peut avoir confiance. Parmi eux, il en est un qui se fait remarquer : il porte des cheveux longs, bouclés, un peu broussailleux et gras (c'était en 1942 ! ). Il parle en montrant les dents, et il reste toujours un peu de salive à la commissure de ses lèvres. De sorte qu'il essuie souvent quelques quolibets.
D'où je suis, je n'entends rien ; mais tout à coup je vois que le groupe se resserre autour de lui. Et le voici bousculé, frappé, jeté au sol... Heureusement, la cloche qui intime l'ordre de se mettre en rangs met fin à la "correction".
Très choqué de ce que je venais de voir, j'entreprends, une ou deux heures plus tard, de demander quelques explications à mes camarades. Aucun n'est capable d'expliquer. Les plus honnêtes reconnaissent avoir perdu leur contrôle et le regrettent. Les plus lâches jurent "qu'ils n'ont rien fait". Aucun n'ose prétendre qu'il est prêt à recommencer.
Cette anecdote montre qu'inconsciemment, on n'accorde pas au "non-semblable" la valeur que l'on reconnaît à ses semblables. Dans le groupe de "semblables", chacun perd son esprit critique et le sens de sa responsabilité personnelle pour se fondre dans une action collective anti-différence.
Histoire de France
En 1808, NAPOLEON, empereur des Français, sacré par l'église, (le catéchisme impérial de 1806 vouait les opposants à l'empereur à la damnation éternelle), en difficulté en Espagne, donne l'ordre de raser quelques villages et d'en massacrer tous les habitants, femmes, enfants vieillards compris. Et les troupes obéissent.
Cela ne nous surprend pas : Il y a de nombreux exemples plus récents. Mais comment expliquer que Napoléon, coupable de crimes contre l'Humanité, à plusieurs reprises depuis qu'en 1802 il a rétabli l'esclavage, fasse encore aujourd'hui l'admiration de tant de gens, que son tombeau fasse l'objet d'un culte (analogue pour Lénine) ? Alors qu'il devrait être pour notre patrie une honte insoutenable, même HUGO, républicain, chante sa gloire.
Ainsi on voit que beaucoup de Français veulent tellement s'identifier à tout ce qui porte ou a porté l'étiquette "Français" qu'ils ne peuvent se résoudre à admettre qu'il y ait des criminels dans leurs "racines". Ils s'accrochent au concept de "gloire" et admettent implicitement que tout ce qui ne porte pas le label "France" (les Espagnols, les esclaves noirs, etc…) est dénué de valeur.
Dans une manifestation
J'ai 11ans en 1936 lorsque j'accompagne mon père à Paris pour une manifestation du Front Populaire. Bientôt, la foule hurle : <La, Roque, au poteau>…et j'entonne moi-même joyeusement la ritournelle. Mais aussitôt mon père serre ma main et dit : <Tais-toi. Sais-tu ce que cela veut dire ? Sais-tu ce que tu demandes là ?> Puis, après quelques explications il conclut : <Et si ce LaRoque était là, devant toi, attaché au poteau, tu le tuerais ?>
Je dus avouer que je n'avais pas pensé à cela et certainement je ne voudrai pas tuer ; l'idée de tuer me faisait horreur. Et nul doute qu'aucun de ceux qui criaient n'avait réfléchi plus que moi. Et pourtant nul doute que si le colonel de La Roque, chef des "Croix de Feu", s'était trouvé dans cette foule, il n'en serait pas ressorti vivant. On n'aurait même pas pris le temps de trouver un poteau ni de charger un fusil.
J'ai senti alors ce qu'était un entraînement de foule et j'ai admiré mon père de savoir s'en préserver, et je l'ai aimé de m'en avoir sorti, et j'ai eu envie de lui ressembler. J'ai vraiment eu beaucoup de chance de recevoir, à 11ans une telle leçon de morale.
Une histoire de sauterelles
J'ai lu, dans une revue scientifique, un article qui m'a stupéfié. J'ai appris que le criquet pèlerin, qui est brun, pourvu d'ailes lui permettant de franchir des centaines de kilomètres, qui mange de tout y compris éventuellement de ses semblables, et qui vit parmi une multitude de semblables formant dans le ciel des nuages opaques,… Ce criquet ne se forme que si les larves se trouvent assez nombreuses en même lieu . Sinon, elles donnent naissance à un insecte semblable à notre débonnaire sauterelle verte, qui vit solitaire dans nos prés, exclusivement herbivore et juste capable de sauter quelques mètres. Il suffit que les larves soient concntrées pour que l'insecte devienne "grégaire".
Et cette "grégarisation" s'accompagne d'une véritable métamorphose de l'être. N'en serait-il pas de même pour l'homme ?
L'état "agentique"
Le film "I COMME ICARE" relate une expérience dans laquelle l'homme, sujet de l'expérience, est convaincu d'être au contraire agent d'exécution, pour soumettre un autre sujet (lequel est en réalité un comédien) à un test de développement de la mémoire. Au dire du Professeur concepteur du test (en réalité concepteur de l'expérience), on fera progresser la mémoire en sanctionnant chaque échec par une décharge électrique. Le faux sujet est donc assis dans un fauteuil électrique ; il doit répéter une liste de mots et il reçoit des décharges de plus en plus violentes au fur et à mesure que les erreurs s'accumulent. C'est le sujet agent qui est chargé d'appuyer sur le bouton déclenchant les décharges. Devant lui, le comédien, qui en réalité ne reçoit aucune décharge, se tord de douleur et finit par perdre connaissance.
Le véritable but de l'expérience est de savoir jusqu'à quand le sujet, agent d'exécution au service du professeur, acceptera de lui obéir. Cette expérience a réellement été faite, et il apparaît que rares sont ceux qui refusent dès qu'ils perçoivent d'évidents signes de souffrance. La plupart poursuivent, parfois jusqu'à donner la mort, en disant au professeur : <vous en prenez la responsabilité >.
J'ai trouvé dans "Science et Avenir" (n°588, p78) un article du psychologue A-M RAPHAEL, définissant l'état psychologique de l'agent. Il écrit : <Cette série d'expériences révèle la faculté de l'homme à se dépouiller de son humanité et, pis encore, l'inéluctabilité de son comportement quand il renonce à son individualité pour devenir partie intégrante d'une des structures hiérarchiques de la société……quand il s'intègre dans une structure organisationnelle, l'individu autonome cède la place à une créature nouvelle privée des barrières dressées par la morale personnelle, libérée de toute inhibition, uniquement préoccupée des sanctions de l'autorité.>
Il me semble que cet état psychologique, que A-M Raphaël nomme "état agentique" est très semblable à celui que j'ai appelé "état grégaire". Une nuance cependant : Dans l'état agentique l'autorité vient d'une personne consciente de la situation et manipulant volontairement ses "agents". Dans l'état grégaire l'autorité vient d'une conscience collective de groupe, et le ou les chefs peuvent eux-mêmes s'y sentir soumis ; alors ils se croient investis d'une lourde responsabilité impliquant une autorité légitime.
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Tous ces comportements choquants pour un observateur humain extérieur (Et on pourrait multiplier les exemples ), tous, sont souvent sommairement expliqués par une raison simple : < L'Homme est mauvais naturellement et un comportement moral est l'expression d'une discipline imposée par la société. De sorte que, lorsqu'il peut se dissoudre dans un groupe, ou se réfugier derrière une autorité qui lui demande de faire le mal qu'il a justement envie de faire, alors il se "libère", et laisse libre court aux mauvais instincts de sa nature. >
Cette explication me semble commode. Elle conduit à penser que, notre nature ne résultant évidemment pas de notre libre choix, nous n'en sommes pas responsables. C'est en somme l'excuse spontanée de l'enfant disant : <je l'ai pas fait exprès >. Et quand on s'aperçoit que l'on a mal agi (ce qui arrive tout de même), on regrette et on implore le pardon du créateur, seul vrai responsable. Remarquons d'ailleurs que dans l'esprit de beaucoup de "croyants", le pardon ne peut être accordé qu'à des croyants ; l'infinie bonté du créateur ne s'étend pas aux mécréants, ce qui signifie que ces croyants-là sont grégarisés : pour eux, ceux qui ne partagent pas leur foi sont dépourvus de valeur.
C'est bien de la conscience de notre responsabilité qu'il s'agit. La nature n'est en elle-même ni bonne ni mauvaise ; elle est, simplement. Un jugement de valeur ne peut naître que dans la conscience de l'Homme. Ou bien cette capacité à juger résulte d'un conditionnement social, ou bien elle résulte d'une intuition que l'Homme, même isolé, "déraciné", trouve lorsqu'il prend conscience de lui-même, lorsqu'en somme il se crée. Dans le premier cas, il ne serait pas responsable, dans le second, il l'est.
Je crois que je suis responsable, seul responsable de mes choix. Je m'applique à comprendre et distinguer mes motivations, et à les examiner avec esprit critique. En choisissant, je me définis, je me crée. Je ne crée évidemment ni mon corps génétique, ni mon bagage éducatif, ce sont là mes "matériaux de construction". Mais je crée ma personnalité humaine, responsable de sa propre existence.
Or, lorsque je prends volontairement conscience de mes motivations, bien que je n'aie pas l'outrecuidance de croire que je puisse en faire une étude exhaustive, j'ai l'intuition certaine d'une motivation plus forte que toutes les autres. C'est une sorte de respect profond pour les choses et les êtres, une sorte de compassion pour les douleurs et de joie pour le bonheur d'autrui. Pour en parler, il faut bien lui donner un nom. Dans la suite, je l'appellerai "Amour", écrit avec un A majuscule pour éviter certaines confusions.
Attention ! Si on utilise ce mot sans avoir fait l'introspection évoquée précédemment, on risque de lui donner une toute autre signification. Je crois comprendre que Pascal préférait dire "charité", que les bouddhistes utilisent le mot "compassion". Mais aucun de ces mots n'est dépourvu d'ambiguïté. Le fait que, dans le langage courant, on ne trouve pas de mot spécifique et consensuel pour désigner ce que j'appellerai "Amour" n'est pas surprenant. Tout langage est en effet social, alors que l'Amour est au cœur de l'individuel, de sorte que son expression ne peut être tentée, au-delà des mots, que par le poète.
De même que lorsqu'on cherche à définir Dieu, on lui trouve des attributs tels : créateur universel, tout-puissant, omniscient, omniprésent, etc.…, de même on peut dire de l'Amour qu'il est universel dans son objet, et tout-puissant dans la conscience.
Le fait qu'il soit possible de trouver en soi cette motivation, et qu'elle soit alors ressentie comme plus forte que toute autre, la rapproche ou peut-être l'identifie avec ce que KANT appelait "impératif catégorique".
Mais, là encore, il faut éviter les contresens. Car une motivation ne définit pas un comportement. Par exemple l'attachement à ses parents est une motivation très puissante, parmi les plus "impératives". Mais cette motivation va entraîner des comportements très divers dans diverses sociétés, lorsque les parents meurent : Ici, on entourera leur dépouille de fleurs et on les ensevelira embaumés ; là, on les incinérera et on dispersera leurs cendres ; et même, dans certaines tribus primitives, on mangeait leurs cendres, estimant que le corps des enfants est la seule sépulture concevable pour eux. Cependant, partout, et toujours, le comportement social, le rite, est en ce cas un geste d'Amour.
S'il est vrai que l'Amour ne définit pas le comportement, en revanche, il en interdit beaucoup, impérativement. Une motivation peut expliquer plusieurs comportements, elle n'autorise pas n'importe lequel. Et il est des comportements qui ne peuvent être accomplis que par des êtres ignorant momentanément l'Amour. La société ne juge et ne peut juger que des comportements, par comparaison avec la loi en cours. Elle ignore tout des motivations, dont seul l'individu peut avoir connaissance, s'il le veut. En d'autres termes, il n'existe aucune garantie pour qu'une loi, admise ou imposée dans une société, soit compatible avec l'Amour.
J'ai foi en l'Homme parce que je lui reconnais cette capacité de jugement interne, cette capacité à connaître l'Amour. C'est pourquoi je ne peux admettre que l'existence de groupes ou de sociétés ayant des "lois mauvaises", implique que l'homme soit "mauvais par nature" Non, l'Homme est responsable, responsable de ses choix, de sa Liberté (mot qui n'a aucun sens sans responsabilité). Il répond, bien entendu, devant la société, de ses choix de comportements, mais ce qui le crée en tant qu'Homme, c'est le choix de ses motivations et dire que "l'Homme est bon" ne peut signifier qu'une chose : "l'Homme peut connaître l'Amour".
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Il advient trop souvent malheureusement que l'homme, consciemment ou non en quête de son identité, croit la trouver dans ses "racines", génétiques ou culturelles, qu'il ne peut d'ailleurs connaître toutes. Il ignore ou oublie alors ce qui fonde cette identité, le fondement de son existence, l'Amour, qu'il ne peut trouver qu'en lui.
Certes, se trouver des racines, c'est à dire des "semblables", est une grande joie. Et on y trouve beaucoup de "matériaux de construction" pour sa propre personnalité. Connaître bon nombre de ses racines (et cela est surtout vrai pour les racines culturelles) est même indispensable : La grande détresse des enfants sauvages l'atteste. Mais choisir certaines racines comme référence suprême pour le choix de ses motivations est une erreur grave ; c'est l'abandon de la liberté créatrice de l'être.
Se trouver des semblables est une source de bonheur, et un effort d'adaptation pour gommer quelques différences n'est pas à déconseiller car la recherche du bonheur est une motivation très forte et respectable. Mais s'adapter ne doit pas aller jusqu'à "se conformer", en abandonnant sa responsabilité personnelle, sa liberté de critique et de proposition au groupe, (voire sa liberté d'en sortir).
C'est justement cet abandon de responsabilité qui caractérise le phénomène de grégarisation et l'homme grégaire, devenu incapable de connaître l'Amour, peut, on le voit à chaque instant depuis que le genre humain existe, commettre les pires crimes avec la conscience du devoir accompli.
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Conséquences pour l'éducation
Il résulte de ce qui précède que l'éducation des enfants devrait se donner comme premier objectif de les prémunir contre toute grégarisation : cultiver le respect des choses, l'affection pour les animaux, la connaissance et la sympathie pour les hommes de toutes origines.
Si on aime bien ses parents, on ne se sent pas obligé de les imiter ; on ne se sent pas glorifié de ce qu'ils ont fait de bien ni humilié de ce qu'ils ont fait de mal.
L'histoire ne doit pas donner lieu à un culte nationaliste ; elle doit dénoncer les crimes où la grégarisation a conduit, habituer à prendre les victimes en considération, quelles qu'elles soient, et ne pas se priver de dénoncer les crimes commis sous quelque drapeau ou bannière que ce soit.
L'esprit de "compétition" doit être soigneusement contrôlé et l'admiration accordée aux gagnants nedoit pas dépendre de ceux qui gagnent. Le plaisir du jeu ne peut qu'être valorisé s'il est accompagné d'une fraternisation entre les concurrents, et les perdants ne doivent en aucun cas se sentir humiliés. La boxe devrait être interdite ou transformée en un vrai sport d'adresse aussi inoffensif que l'escrime ou le Judo. La tauromachie dénoncée au même titre que la vivisection…etc.….Il y a beaucoup à faire dans le sport qui est aujourd'hui une redoutable école de grégarisation.
Et il faudrait que l'éducation fasse comprendre la responsabilité du public, que les médias flattent systématiquement pour ne pas perdre d'audience, dans les accidents dont l'éventualité sert d'appas pour un public abruti de publicité. Ainsi il faut se féliciter qu'il soit désormais interdit de présenter un spectacle de cirque mettant en jeu la vie des acteurs. (Même si la loi ne l'interdisait pas, tout Homme responsable devrait refuser d'assister à un spectacle de trapèze volant sans filet.)
L'éducation de la responsabilité va de pair avec celle de la solidarité. Ainsi la classe doit permettre aux plus forts d'aider les plus faibles : plus on est fort et plus on est responsable des autres ; la compétition conviviale entre des équipes hétérogènes doit se substituer à la compétition strictement individuelle. La vie collective doit être organisée et les divers postes de responsabilité, reconnus d'un commun accord, pourvus par des élèves élus. Les absences ou les handicaps éventuels sont d'excellentes occasions éducatives à ce sujet.
L'instruction civique et morale montrera le progrès réalisé depuis des siècles dans la conscience des peuples vers plus de Liberté, d'Egalité et de Fraternité (abolition de l'esclavage, condamnation de la torture, statut de la femme, … etc. …) progrès qu'il est justement nécessaire de poursuivre, ce qui est de la responsabilité des générations présentes.
Si une instruction religieuse particulière est donnée, les déviations grégaires de son histoire ne seront pas cachées ; ni le fait qu'il existe d'autres religions, dont les adeptes méritent la même considération et avec qui il est possible, et même nécessaire de construire une société fraternelle.
Et je pense que l'Ecole, même s'il est inconcevable de l'engager dans les luttes qui opposent des partis politiques, se devrait de bien montrer les violations des Droits déjà inscrits dans la déclaration universelle, du fait des abus de divers pouvoirs, y compris des pouvoirs économiques.